Le labyrinthe en tant que symbole dans 

Dans le labyrinthe 

de

Alain Robbe-Grillet

et 

House of Leaves 

de 

Mark Danielewski



INTRODUCTION

George Poulet, dans un essai sur la Renaissance, définit le labyrinthe comme « une prison qui emprisonne non par privation d’espace, mais par excès de celui-ci. »[1] Cette définition a le mérite d’être assez vague pour inclure à peu près tout système un tant soit peu complexe et assez précise pour cerner l’essence du labyrinthe : une prison ouverte. Nos structures sociales en sont un bon exemple. Elles demeurent ouvertes, c’est-à-dire qu’on est libre de nos mouvements et de nos choix dans les limites de nos sociétés, mais cette multitude de possibilités s’avère souvent un obstacle à notre parachèvement. Une autre figure labyrinthique importante est, depuis les années 1990, Internet. Cet espace virtuel, par sa multitude d’hyperliens qui le tisse et ses innombrables pages virtuelles, perd celui qui y pénètre tout comme le monde déconcerte le voyageur. Autant aujourd’hui le cyberespace figure en microcosme la somme du chaos de l’expérience humaine, de même le labyrinthe, avant l’ère informatique, jouait ce rôle. Au cours des deux dernières décennies, Internet a entraîné une révolution dans le monde de la communication. La Toile électronique rend possible la divulgation instantanée de tout et n’importe quoi, ce qui a amené des commentateurs à en parler comme d’un nouveau Far West[2], un espace sans foi ni loi d’où l’on peut difficilement tirer quelque vérité. Ce territoire sauvage atteint une superficie sans cesse grandissante et que l’on ne peut visiter dans son entièreté. Ludovic Javier, dans un essai sur le Nouveau roman publié en 1964 à l’heure où, en France, ce mouvement fleurissait, remarque que « [le] labyrinthe est devenu la banale — parce que la meilleure — traduction de la posture dérisoire d’un individu que le monde engloutit et déroute. »[3] Si cette constatation demeure vraie de nos jours, il reste que le monde, lui, a changé.
Alain Robbe-Grille
Je vais me concentrer, dans cette analyse, sur la façon dont Internet a modifié la vision du monde en tant que méandres inextricables en me basant sur les œuvres de deux auteurs qui touchent au thème du labyrinthe, l’une datant des années cinquante, l’autre écrite pendant la décennie 1990. Le premier auteur, Alain Robbe-Grillet, est un pionnier du Nouveau roman. L’œuvre étudiée, Dans le labyrinthe (1959), est construite autour du motif d’un soldat devant livrer un paquet dans une ville inconnue et hostile. Celle-ci lui apparaît labyrinthique, tout comme les personnages qu’il rencontre. Bien que le soldat en soit le protagoniste principal, le récit a en fait comme sujet le narrateur qui, de sa chambre, décrit les objets qui l’entourent et tente de leur donner un passé. Toutefois, il s’égare dans l’histoire qu’il tente de raconter à l’image du soldat qui se perd dans la ville. Ce roman servira de repère afin de comparer les changements apportés par Internet dans notre conception du labyrinthe comme symbole de notre ère.
Mark Danielewski
Le second auteur, Mark Danielewski, livre un roman-fleuve peu commun. Titré House of Leaves (2000), il a d’abord été publié sur Internet en usant allègrement des possibilités que recèle ce médium, telles que l’éclatement de la disposition ainsi que de la linéarité, imposée dans un livre par la succession obligée des pages. Lorsqu’il est finalement publié en version papier, en 2000, alors qu’une maison d’édition accepte cet objet hétéroclite, il perd quelque peu du spectaculaire de la version en ligne. Toutefois, le livre s’efforce avec succès à imiter cette dernière. Ce roman contient plusieurs niveaux de mise en abîme : un jeune intellectuel désabusé, Johnny Truant, découvre le manuscrit d’un vieil aveugle trépassé, Zampanò, et qui est une analyse d’un film qui n’existe pas. Cette œuvre cinématographique fictive, le cœur du récit, est en fait un documentaire, le Navidson Record, produit par Will Navidson, photographe récipiendaire du prix Pullitzer. Se voulant d’abord un témoignage de sa réunification avec sa conjointe Karen alors qu’il emménage dans une maison de Virginie, le sujet se modifie lorsqu’un couloir apparaît dans le mur du salon. Cette nouvelle partie de la maison ne trouve pas sa correspondance à l’extérieur comme on s’y attendrait. Le couloir s’agrandit et conduit à d’autres couloirs, des halls gigantesques et des gouffres immenses. La structure de cet espace labyrinthique, glacial et froid se modifie sans cesse et sa circonférence, que les personnages n’atteindront jamais, dépasse celle de la Terre. Ce roman est ainsi tout à fait approprié pour constater l’effet qu’Internet a produit sur notre conception d’un labyrinthe.
Afin d’en démontrer l’évolution, je vais traiter des types de labyrinthes représentés dans les romans, les techniques littéraires utilisées pour imiter dans la forme ces labyrinthes ainsi que la signification qu’on peut en retirer.

LES TYPES DE LABYRINTHES REPRÉSENTÉS

House of Leaves

Dans sa nouvelle « La bibliothèque de Babel »[4], Jorge Luis Borges imagine une structure infinie abritant tout ce qui peut être écrit sans aucun ordre de rangement. Si les livres, indéchiffrables pour la plupart, sont disposés au hasard, les différentes cellules formant la bibliothèque sont d’une régularité exacte. Cet édifice, qui constitue une allégorie de l’univers, n’a pas de début, de milieu ou de fin et est même dépourvue d’impasses, éléments constituants habituellement le labyrinthe. Toutefois, il en est bien un, le labyrinthe en réseau, que Umberto appelle aussi le « rhizome », du nom de la partie souterraine aux enchevêtrements complexes de certaines plantes[5]. Ce labyrinthe est caractérisé par une structure infinie dont chaque point peut être connecté à tous les autres. C’est aussi le modèle contemporain de la représentation des connaissances et il illustre bien le paradoxe du savoir, puisque, ne pouvant décrire le rhizome d’un point de vue extérieur, mais seulement local du fait de son étendue, chaque zone découverte ouvre la voie à plusieurs autres.[6] La bibliothèque labyrinthique de Borges anticipe en quelque sorte celle, informatique, qui régit le fonctionnement de notre société actuelle. Le modèle, toutefois, ne s’applique pas à la perfection au cyberespace. Produit d’une comparable prouesse intellectuelle, House of Leaves de Danielewski offre une représentation plus compatible avec la réalité de la Toile électronique. En effet, une interprétation possible du roman est que la structure de la maison en soit un écho qui, par son instabilité et ses infinis dédales, imite la complexe toile. [7]
            Il est tout d’abord important de saisir comment s’articule l’espace du labyrinthe dans la maison. Celui-ci n’englobe pas l’ensemble de l’habitation. C’est au contraire une section qui n’existe originellement pas et qui se manifeste, un jour, par un couloir perçant le mur du salon. Cette nouvelle portion de la maison n’existant pas à l’extérieur, il est possible pour deux personnes de se trouver au même endroit, l’une à l’intérieur du corridor, l’autre sur le terrain de la propriété, sans se voir ni se toucher. Cet espace impossible est avant tout virtuel, c’est-à-dire qu’il n’a pas de matérialité extérieure, de même qu’un tableau offre une perspective trompeuse ou un écran d’ordinateur des apparences de chemins. Toute cette structure impossible, qui est dénuée de tout mobilier, est de la même matière qui, en s’effritant, produit une cendre sombre. De plus, le tout est instable et peut, à tout moment, changer complètement. Aussi est-il possible de faire deux fois le même chemin en parvenant à deux endroits différents.
Un labyrinthe en réseau
            Déjà, une comparaison avec Internet, espace virtuel par excellence, s’impose. En plus de la correspondance déjà établie entre le cyberespace et le labyrinthe, on peut supposer que le mystérieux matériau dont le lieu est constitué est une référence au code binaire. Celui-ci est utilisé en informatique pour encoder l’information et est donc nécessaire à tout système informatique. Ce code, dont les seuls éléments constituants sont le zéro et le un, définit tout ce qui se retrouve sur un écran électronique, tel celui d’un ordinateur. Ainsi, toute information, tout élément virtuel sont le fait d’une suite particulière de zéros et de uns.[8] La malléabilité du code s’apparente ainsi à celle de la cendre, car l’un et l’autre peuvent prendre les formes les plus diverses : ici des articles, des vidéos, des mises en pages éclatées ou sobres, des couleurs ; là, des escaliers, des portes, des pièces petites ou immenses, des précipices. Dans l’un et l’autre des cas, l’on retrouve un élément uniforme capable de produire des structures conceptuelles et virtuelles. Dans le même ordre d’idées, le cyberespace peut changer du tout au tout pendant qu’on le visite : des sites rendus inaccessibles, des mises à jour, des changements de mise en page ou d’adresse. Le labyrinthe de House of Leaves agit de pareille façon, de sorte qu’il est souvent impossible d’aller de A à B en prenant le même chemin deux fois de suite. Will Navidson en fait l’expérience lorsqu’il s’y aventure pour la première fois, alors qu’il retraverse une arche qu’il avait prise comme point de repère afin de revenir sur ses pas : « as he steps through it, he immediatly sees how drastically everything has changed. The corridor is now much narrower and ends quickly in a T. » (p. 68)[9].

Dans le labyrinthe

Dans ce roman de Robbe-Grillet, deux labyrinthes se côtoient. L’un est la ville enneigée où le soldat s’embrouille; l’autre, le récit qu’en fait le narrateur. La ville est constituée de carrefours et de rues identiques, le long desquelles, à une distance régulière, sont disposés des lampadaires. Les noms de rues se ressemblent et sont de toute façon cachés par la neige. Le soldat erre en ce lieu à la recherche d’une adresse qu’il a oubliée. Ce labyrinthe est de type maniériste ou multicursal, le plus commun. D’ailleurs, on pense souvent à tort qu’il s’agit du seul. Si l’on déroulait le parcours de ce labyrinthe, on obtiendrait un arbre : une seule voie mène à la cime et les branches signifient les fausses pistes. Sa particularité est que l’on peut commettre des erreurs et être obligé de revenir sur ses pas. Tout le parcours mène à un point mort, sauf un, qui mène à la sortie.[10] C’est aussi un lieu conçu pour confondre son visiteur et lui faire croire qu’il se perd de plus en plus à mesure qu’il approche de la sortie. C’est le cas du soldat, qui n’a aucune idée du chemin à prendre et qui, lorsqu’il pense approcher du but, découvre qu’il s’en éloigne peut-être.
Un labyrinthe maniériste
            Dans le cas du narrateur, la chose est plus complexe. Son labyrinthe est le récit qu’il fait du soldat et plus particulièrement de la boîte qu’il transporte. Contrairement au soldat, le narrateur connaît la fin de son labyrinthe : la boîte se retrouve dans sa chambre. Toutefois, il ignore le parcours qui l’y a mené. C’est à l’aide du contenu de la boîte, une baïonnette, ainsi qu’une gravure illustrant un café où est attablé un soldat, qu’il aborde le récit et tente de retracer le parcours tortueux qui, inévitablement, mènera la boîte à sa chambre. C’est un labyrinthe dit classique ou unicursal, caractérisé par un chemin s’écartant de la voie la plus rapide et qui mène sans autre possibilité à son centre.[11] Il n’y a pas d’obstacle et c’est la raison pour laquelle, dans la légende grecque, un Minotaure se retrouve au centre. Ce monstre, pourrait-on dire, joue le même rôle que les embranchements trompeurs
Un labyrinthe classique
du labyrinthe maniériste : il fait obstacle au visiteur qui souhaite en sortir.[12] Alors qu’on associe symboliquement le labyrinthe maniériste aux difficultés morales et intellectuelles[13], le labyrinthe classique illustre une quête intérieure[14]. Le narrateur, cloîtré dans sa chambre, tente d’écrire un récit auquel, à la fin, on comprend qu’il a pris part. Prenant comme point de départ le colis du soldat près de lui, il tente de lui redonner son histoire.[15] Il connait sa destination, mais ignore tout de son parcours. Il est en ce sens l’antithèse du soldat.  C’est par cet effort intime dans sa chambre isolée du monde qu’il va revivre le tortueux cheminement du soldat jusqu’à son inévitable mort. La même histoire montre du point de vue du soldat un labyrinthe multicursal et de celui du narrateur un labyrinthe unicursal.

Comparaison entre les deux œuvres

Des labyrinthes de Danielewski et de Robbe-Grillet, on retient que ce sont des lieux dépouillés, trompeurs et répétitifs. Leur structure est incompréhensible pour qui s’y trouve. Par contre, ces labyrinthes sont ceux de deux époques différentes. Il y a celle de Robbe-Grillet, où l’anonymat des soldats est représenté dans le tableau froid et monotone des villes. Les gens sont isolés dans leur labyrinthe et ne peuvent se comprendre. Il en va de même pour le narrateur qui, pour connaître le mystérieux soldat, doit restituer son parcours erratique. Quant au temps de Danielewski, les canaux de communication se sont multipliés à un tel point que les personnages n’arrivent plus à se rejoindre, égarés dans la multitude des possibles. C’est l’ère informatique, où l’apparente facilité d’accès cache un inextricable fouillis.
            Deux visions du labyrinthe pour deux époques, l’une où l’on peine à se rejoindre, car tout repère s’efface dans la monotonie, l’autre où l’on peine autant par la multitude de choix. Le traitement dans la forme de ces deux interprétations du labyrinthe diffère beaucoup, mais ont dans leur essence certaines similitudes.

LES TECHNIQUES UTILISÉES POUR SIMULER LE LABYRINTHE

Dans le labyrinthe

Le labyrinthe est habituellement vu comme un lieu dénué de signification ou de repère permettant d’en créer. C’est un endroit ambivalent et devant paraître confus pour celui qui y pénètre. Cela s’applique bien à la ville de Dans le labyrinthe, constituée de façades désespérément régulières, de lampadaires fatalement cadencés et de rues dont les caractéristiques permettant de former des repères sont enfouies sous la neige.
Afin d’imiter la sobriété de la ville, Robbe-Grillet déconstruit l’identité des éléments de son récit. Ainsi, le personnage principal, le soldat, n’a-t-il pas de nom et porte une capote à matricule qui n’est pas la sienne. Une partie de son passé nous est dévoilée vers la fin, où l’on apprend qu’il a fui la bataille en emmenant un camarade blessé à mort et pour qui il livre une boîte dans la ville inconnue. Cependant, l’on ne sait rien qui permet de cerner la personnalité du soldat. À chaque question qu’on lui pose, il donne une réponse vague.
« C’est quel régiment ? » […] 
« Je ne sais pas », dit le soldat. […]
« Vous avez oublié, aussi, le nom de votre régiment ?
Non, ce n'est pas ça... Mais cette capote-là n’est pas la mienne. » […]
« Et à qui appartenait-elle ?
Je ne sais pas. » (p. 119).
Le soldat doit remettre un paquet dont il ne connait pas le contenu à un homme qui ne fait apparemment pas partie de la famille de son camarade. Bien qu’ils aient fixé par téléphone un rendez-vous à une intersection, le soldat confond les noms de rues dans cette ville qu’il ne connait pas et déambule pendant plusieurs jours pour retrouver le destinataire sur lequel il ne sait rien.
            Nous n’apprenons presque rien non plus sur l’identité des autres personnages et les détails que nous avons sont brouillés par un double. À peu près chaque personnage a le sien.[16] Il y a, par exemple, deux petits garçons à la pèlerine noire, qui guident le soldat tour à tour (p. 143). Il y a deux femmes, dont l’une est serveuse au café et l’autre mère de l’un des enfants. Il y a aussi possiblement deux hommes portant une béquille, l’un père du même enfant et l’autre accueillant les soldats dans ce qui est probablement une infirmerie (p. 139). Le soldat lui-même entreverra son double en regardant la rue depuis une fenêtre de l’infirmerie : la même capote, le même paquet sous le bras (p. 103). Le narrateur lui-même n’est pas sûr de l’identité du garçon : « Ce gamin-ci est celui du café, semble-t-il, qui n’est pas le même que l’autre » (p. 143). Ce « semble-t-il » dévoile qu’il est impossible de connaître à coup sûr qui est le petit garçon et de la même manière nous pouvons nous demander si le soldat dont nous suivons les péripéties n’est pas parfois l’autre aperçu depuis la fenêtre de l’infirmerie.
La confusion de l’identité ne s’arrête pas aux personnages. Le narrateur déconstruit aussi celle des objets.[17] Ainsi, la nappe à carreaux tachée du café est-elle la même que celle de la chambre de la femme et cette chambre est très semblable à celle du narrateur. D’ailleurs, ces deux chambres contiennent chacune un tableau différent accroché au-dessus de la cheminée. Dans celle du narrateur, c’est une gravure montrant une scène du café où se retrouve le soldat. Dans l’autre, c’est un portrait d’un soldat en uniforme près d’un lampadaire dans la rue. 
            Cet embrouillamini identitaire confond le lecteur et lui fait sentir que ses repères (la femme, le petit garçon, la nappe) sont faillibles. De plus, cette confusion offre la possibilité au narrateur d’osciller[18] entre des scènes complètement différentes. Par exemple, lorsque le narrateur s’attarde à décrire l’ombre du filament de l’ampoule électrique de sa lampe, on lit ensuite : « C’est encore le même filament, celui d’une lampe identique ou à peine plus grosse, qui brille pour rien au carrefour des deux rues, enfermées dans sa cage de verre » (p. 16). La scène qu’il décrit ensuite est bien entendue antérieure à celle de sa chambre. Ainsi nous déplaçons-nous dans le récit grâce à des similitudes entre des objets en dépit de tout ordre chronologique. Par ces habiles procédés, l’auteur fait naître chez le lecteur l’angoisse du soldat lorsqu’il parvient à un carrefour semblable à cent autres.
            Dans le même ordre d’idées, Robbe-Grillet utilise les scènes fausses pour indiquer l’égarement probable de son récit. Un passage est particulièrement intéressant :
Le soldat est seul, il regarde la porte devant laquelle il se trouve. […] Il remarque à cet instant que la porte est entrouverte : porte, couloir, porte, vestibule, porte, puis enfin une pièce éclairée. Et une table avec un verre vide […] et un infirme qui s’appuie sur sa béquille, penché en avant dans un équilibre précaire. Non. Porte entrebâillée. Couloir. Escalier. Femme qui monte en courant. […] Porte. Et encore une pièce éclairée : lit, commode, cheminée, bureau avec une lampe […] et l’abat-jour qui dessine au plafond un cercle blanc. Non. Au-dessus de la commode, une gravure encadrée de bois noir est fixée… Non. Non. Non.
       La porte de bois n’est pas entrebâillée. […] Puis le battant s’ouvre en grand. […] Non.
[…]
       La porte s’ouvre d’un seul coup. […] Au milieu se dresse un homme. […]
       « Entrez, dit-il, c’est ici. » (p. 95-98).
Ce qu’il faut comprendre, ici, c’est que les descriptions suivies d’un « non » sont des scènes auxquelles nous avons déjà assisté. L’infirme et sa  béquille, nous l’avons déjà rencontré plus tôt, dans l’appartement de la jeune femme. De même, l’abat-jour qui « dessine au plafond un cercle blanc » figure-t-il dans les premières pages et fait partie de la chambre du narrateur, tout comme la gravure, dont le narrateur extrait tous les personnages. Lorsque l’on prend en compte le phénomène d’oscillation entre des scènes en utilisant un détail commun comme pivot, on peut comprendre que le narrateur redoute de revenir dans des scènes déjà vues. S’il se laissait aller à son premier sentiment de la direction à donner à son récit, il deviendrait prisonnier d’une boucle inextricable et la boîte, que le soldat transporte, n’atterrirait jamais à son chevet.
        Ces scènes fausses[19], ou possibles, procèdent « d’un glissement indu dans l’ordre chronologique » [20]. Effectivement, la déchronologie est une technique allègrement employée par Robbe-Grillet dans ce roman. Il a déjà été mentionné que l’oscillation se fait aux dépens de l’ordre temporel. En ce sens, le premier paragraphe du roman donne le ton :
Dehors il pleut, dehors on marche en courbant la tête […] ; dehors […] le vent souffle dans les feuilles, entraînant les rameaux entiers dans un balancement, dans un balancement, balancement, qui projette son ombre sur le crépi blanc des murs. Dehors, il y a du soleil, il n’y a un arbre, ni un arbuste, pour donner de l’ombre, et l’on marche en plein soleil, s’abritant les yeux d’une main tout en regardant devant soi, à quelques mètres devant soi, quelques mètres d’asphalte poussiéreux où le vent dessine des parallèles, des fourches, des spirales. (p. 9).
Non seulement est-il impossible de se représenter le temps qu’il fait à l’extérieur, puisque d’une phrase à l’autre il se modifie, tout de même l’aspect de ce « dehors » change : tantôt il y a des arbres ployant sous le vent et faisant de l’ombre, tantôt ils sont absents ; là, de la pluie, ici, du soleil. Peu après, le narrateur décrit les rues enneigées sans plus changer d’idée. On sent ainsi qu’une année entière passe en quelques phrases, sans toutefois en être sûr. En fait, pour être cohérent avec les interprétations plus haut, il faudrait voir dans ces lignes les tentatives du narrateur pour débuter son récit. Ce passage a en effet beaucoup de similitudes avec le précédent : il énonce des possibles aussitôt abandonnés et dont il ne faut plus tenir compte pour suivre le déroulement de l’histoire. Ces scènes fausses, ainsi que la confusion identitaire et la déchronologie, contribuent à faire du roman un labyrinthe, complet avec ses détours, ses impasses, ses retours en arrière et sa structure destinée à confondre.

House of Leaves

Quant à la transposition du labyrinthe dans la forme dans House of Leaves, elle est beaucoup plus visuelle et se fait ainsi l’écho d’une société où l’image et le spectacle dominent. L’une des techniques utilisées par l’auteur et qui ne manque pas d’étonner est celle que Robert Louit, un critique littéraire français, a intitulé « architexture »[21]. Ce procédé consiste à modifier la disposition du texte afin de faire écho au déroulement de l’histoire. Par exemple, lorsque Navidson et les autres explorateurs se retrouvent au bas d’un interminable escalier en spirale, le texte est réduit à quelques lignes au bas de la page (p. 182). Ou encore, lorsque la description s’attarde sur la séquence d’images de mauvaise qualité enregistrées sur caméra, témoignant du meurtre de l’un des explorateurs à coup de fusil, le débit de texte ralentit jusqu’à n’avoir que d’un à cinq mots par page, imitant ainsi l’analyse image par image de cette seconde cinématographique (p. 194).
Un exemple de plusieurs débits de texte.
            La disposition éclectique du texte prend les formes les plus variées et le texte lui-même se multiplie. Cela est dû à l’usage sans réserve de notes de bas de page. Il n’est pas rare, dans ce roman, d’avoir sur une même page trois débits de texte simultanés provenant de trois sources différentes. Ce phénomène relève du paratexte, qui, tel que défini par Gérard Genette, englobe les composantes extérieures au texte lui-même, lesquelles sont regroupées en deux parties : le péritexte, qui contient titre, préface, notes, illustrations, soit tout ce que l’on retrouve à l’intérieur du livre, et l’épitexte, réunissant les critiques du livre, les entrevues données par l’auteur, bref ce qui est dit du livre sans qu’on le retrouve à l’intérieur.[22] Pour ce qui est du péritexte, on retrouve dans le roman 427 notes de bas de page, longues de quelques lignes à plusieurs pages, deux préfaces (l’une par des éditeurs fictifs et anonymes, l’autre par Johnny Truant), des appendices non complétés et des annexes incluant des illustrations, des poèmes et des lettres écrites à Johnny par sa mère. L’utilisation de l’épitexte est inévitablement liée au péritexte, car on le retrouve dans les notes de bas de page. En effet, Danielewski intègre à son roman un appareil critique, mais pourtant composé pour la plupart par des auteurs qui existent réellement.[23] Toutefois, ainsi que le signale Johnny Truant, ce qu’ils ont écrit ou dit du Navidson Record selon les notes de Zampanò n’a jamais été dit ou écrit. Dans l’un des chapitres du roman, Karen, en train de monter ce qui deviendra le Navidson Record, rencontre des gens de tous horizons et leur en montre des extraits pour recueillir leurs pensées. Dans la transcription qui nous est offerte, Stephen King et Stanley Kubrick, entre autres personnalités, réagissent au film. Johnny, à la recherche de preuves de l’existence du film, contacte ces gens, sans grand succès : « I haven’t heard from any of the people quoted in this ‘‘transcript’’ with the exception of Hofstadter who made it very clear he’d never heard of Will Navidson, Karen Green or the house and Paglia who scribbled on a postcard : ‘‘Get lost, jerk’’ » (p. 354). Le cas est le même pour les théories d’analyses supposées de critiques reconnus. L’appareil critique rejoint ici la fiction et n’est plus un univers à part. Ici, un parallèle doit être fait avec le rhizome, dont il a déjà été question et dont nous avons conclu qu’il était la structure labyrinthique se rattachant le plus à ce roman. Il est important de rappeler que toute description du rhizome est locale, puisque tout point de vue extérieur y est invariablement connecté. De même manière, l’appareil critique littéraire a pour tâche de commenter et analyser la littérature, soit la décrire d’un point de vue extérieur. Toutefois, elle entretient avec cette littérature des liens étroits et en est indissociable, car, puisqu’elle s’attarde à des œuvres de fiction, elle est, en quelque sorte, fiction elle aussi. Ainsi, la présence d’analyses fictives vient-elle renforcer l’impression d’une perte de repères usuels tout en disant que toute production littéraire est de nature labyrinthique. Pour ce qui est de l’épitexte, Danielewski joue sur cette notion en intégrant différents niveaux de narrations dans son roman. Le récit principal, celui de Zampano, est récupéré par Johnny Truant, qui le commente abondamment. On peut ainsi dire que la narration de Truant relève de l’épitexte, de même que l’intégration de l’appareil critique. En fait, ils font partie de l’une et l’autre de ces catégories de paratexte et la confusion qui en ressort est d’autant plus liée à la perte des repères.
En deçà de ce discours, la disposition des commentaires, analyses et critiques relève tout autant du labyrinthe. Il faut, pour bien le comprendre, discuter de la notion d’hypertexte. Celui-ci a vu sa naissance pratique avec l’arrivée d’Internet, mais était présent en tant que concept bien avant. Roland Barthes a été le premier à exprimer l’essence de l’hypertexte en déclarant qu’il s’agirait d’une « galaxie de signifiants, non une structure de signifiés »[24]. Le meilleur exemple d’hypertexte est une encyclopédie en ligne où la définition de chaque mot n’est pas arrêtée, mais ouvre au contraire vers une définition élaborée et complète et dont chaque mot qui la compose renvoie à des textes similaires. De façon plus concrète, on nomme aussi hypertexte un lien Internet qui nous dirige vers une page web. Rappelons ici que House of Leaves a d’abord été publié sur Internet et, par conséquent, faisait grand usage des hyperliens dans le texte même afin de relier les nombreuses notes de bas de page ainsi que des annexes. Dans la version papier, toutefois, quelques éléments de l’hypertexte subsistent, notamment dans l’ordre des notes en bas de page et des différents récits qui se côtoient sur une même page. Les notes de bas de page, en effet, ne sont pas toujours en ordre et renvoient, parfois, à des notes antérieures. De plus, elles contiennent souvent d’autres notes de bas de pages et permettent d’imiter quelque peu que ce soit l’hypertexte. Encore une fois, la comparaison avec le rhizome est inévitable. Il a été dit que dans cette structure tous les éléments sont interreliés. C’est aussi le cas pour l’hypertexte et tous deux se rejoignent pour former l’allégorie d’un modèle de connaissance ouvert, puisque donnant infiniment sur d’autres éléments. House of Leaves s’inscrit donc dans cette vision du monde labyrinthique que ce soit par l’éclatement de la disposition, la réunification de celle-ci par le moyen de l’hypertexte ou sa confusion entre texte et paratexte.
D’autre part, la structure du texte prend des formes surprenantes. Lors d’une exploration du labyrinthe, un trou est fait dans un des murs et les pages suivantes se retrouvent « trouées » par un carré de texte, constituant une note de bas de page et énumérant tout ce qui ne se retrouve pas dans cette partie de la maison.

Les « pages trouées ».
Comparaison entre les deux œuvres

L’évidence du changement de la conception du labyrinthe opéré par les avancées technologiques récentes est particulièrement présente par le traitement de la forme des romans étudiés. Dans le labyrinthe est comparativement beaucoup plus sobre. La mise en page, en effet, est toujours la même et ne diffère pas visuellement des autres romans de l’époque. Les particularités du roman résident dans le style. Le labyrinthe lui-même est facilement accessible. En le comparant à celui de House of Leaves, les labyrinthes de Robbe-Grillet sont plus compréhensibles, étant donné qu’il est donné à n’importe qui de se perdre dans une ville ou dans le récit d’un événement, alors qu’on ne peut trouver de correspondance matérielle réelle à la structure chaotique imaginée par Danielewski. Bien qu’Internet, un rapprochement adéquat, soit accessible, il reste avant tout conceptuel et n’a pas le concret de carrefours répétitifs d’une ville inconnue. House of Leaves est plus spectaculaire autant dans sa forme que dans son érudition, quoique majoritairement fictive.
            Contrairement à l’œuvre de Robbe-Grillet, le roman de Danielewski fait du lecteur, habituellement « passif », un lecteur « actif ». La linéarité de la lecture est remise en cause, puisque plusieurs narrations simultanées se côtoient. Alors que Dans le labyrinthe offre un récit non-linéaire dans un texte suivi, House of Leaves propose un récit non-linéaire dans un texte à l’ordre lui aussi chamboulé. Le lecteur de ce roman-fleuve doit en effet chercher lui-même l’ordre de lecture et faire des choix, revenir sur ses pas, confronter des sources divergentes, fouiller la section des annexes, bref, chercher un sens, une direction et cette responsabilité lui revient.
            Malgré ces différences fondamentales, plusieurs procédés demeurent semblables. Ainsi la déchronologie. House of Leaves débute par un mot des éditeurs, le récit de la découverte du manuscrit par Johnny Truant, la mention par Zampanò de la commotion engendrée par la sortie du Navidson Record et puis une récapitulation des événements. Alors que dans le roman de Robbe-Grillet les scènes fausses sont indiquées comme telles et sont en fait des directions possibles que le narrateur pourrait faire prendre au récit, celles de Danielewski sont ambigües, car mensongères. Le manuscrit de Zampanò se présente comme une analyse rigoureuse d’un film qui, dans la réalité de Johnny Truant, n’existe pas. Il en va ainsi pour les sources qu’il cite, qui se révèlent inventées en partie. Malgré tout, ces récits ont en commun leur tromperie.

LA SIGNIFICATION DES LABYRINTHES DANS LES ŒUVRES

Dans le labyrinthe

Tout compte fait, le mensonge est inhérent au labyrinthe. Il en est même la manifestation la plus concrète, puisque sa raison d’être est de confondre l’aventurier. Dans le cas du labyrinthe maniériste, il est représenté par les fausses voies, identiques à celle, la « vraie », qui permet d’en sortir. Toutes les possibilités se présentent de manière uniforme, c’est-à-dire chacune aussi valable qu’une autre. Nous savons pourtant que tel n’est pas le cas et que toutes sauf une n’ont que l’apparence du bon chemin à prendre. Cette conception d’une bonne voie et d’une mauvaise remonte à Pythagore : selon lui, l’une, ardue, conduit à la vertu, tandis que l’autre, facile, mène au plaisir. Ce principe, qu’il a intitulé bivium (bivia au pluriel), fut repris plus tard par le christianisme :
13 Entrez par la porte étroite. Car large est la porte, spacieux est le chemin qui mène à la perdition, et il y en a beaucoup qui entrent par là.
14 Mais étroite est la porte, resserré le chemin qui mènent à la vie, et il y en a peu qui les trouvent.[25]
            Deux chemins s’offrent au Chrétien, au Grec, à l’Homme et chaque fois le plus difficile s’avère celui qu’il faut prendre. Le mot « trouvent » a une certaine ambigüité. On semble dire que la finalité du parcours, ici la vie, est le fruit du hasard, comme si l’individu choisissait arbitrairement certaines voies plutôt que d’autres et que la majorité d’entre elles menaient « à la perdition ». Quoiqu’il en soit, voilà l’essence du labyrinthe maniériste : un individu est confronté à une série de bivia sans jamais savoir laquelle des voies lui permettra de sortir. S’il y arrive, c’est par chance. Ou alors c’est avec l’aide d’un guide. Quelques fois, c’est la même chose, comme dans le cas de la foi. Ce labyrinthe qu’est le monde se présente alors comme un difficile parcours qui perdra beaucoup et libérera quelques-uns.
            Qu’est-ce qui fait en sorte qu’on en sort ou pas ? Robbe-Grillet esquisse une réponse. La ville qu’il imagine s’apparente bien à cette série de bivia. Le seul chemin menant au destinataire est inconnu du soldat et, tant qu’il ne le trouve pas, il continue à errer jusqu’à ce qu’il meure de froid, de fatigue et de fièvre. Peu avant cette fin tragique, il se réveille dans une infirmerie, se lève, et va à la porte pour étancher sa soif. Il découvre qu’elle est fermée à clef : 
S’étant retourné, pris de panique, il s’aperçoit que les fenêtres, les fausses fenêtres peintes en noir contre le mur, se trouvent à présent sur sa gauche, alors qu’elles étaient à droite lorsqu’il est entré dans cette salle pour la première fois. Il avise alors une seconde porte, identique, à l’autre bout du long passage ménagé entre les deux rangées de lits. (p. 120).
Ce passage montre bien le caractère mensonger de cette ville, autant par les illusions qu’elle crée (les fausses fenêtres) que par la perception de l’espace biaisée qu’elle cause.
            Dans le cas du narrateur, il faut d’abord parler du caractère tout aussi fallacieux du labyrinthe classique. Pour ce type de structure, c’est le trajet, menant inévitablement au centre, qui est mensonger. Puisque sa particularité est d’offrir un chemin plus long et compliqué que nécessaire pour arriver au but, sa présence même, qui suppose un seul chemin possible, est une imposture. D’ailleurs, le récit qu’il fait lui-même du soldat est fictif. Il le voit pour la première fois alors qu’il vient de mourir. Le destinataire du colis a été rejoint et n’en a pas voulu. C’est ainsi qu’il entre en possession du narrateur, qui ne sait rien du défunt messager. Toutefois, il en tire néanmoins sujet à récit, ainsi que le croit Bruce Morrissette, auteur de la thèse Les romans de Robbe-Grillet :
Proposons donc le schéma suivant, un peu simpliste sans doute, mais qui peut, croyons-nous, servir de fil conducteur pour la lecture du roman : Un narrateur — l’auteur, son semblable, son frère, un auteur en tant que persona et non pas nécessairement Robbe-Grillet — est enfermé dans une chambre aux fins d’y créer une œuvre […]. Quels éléments y trouve-t-il, qui lui permettront de tirer son œuvre du néant de lui-même ?[26]
Selon ce schéma, il est possible de douter même de la rencontre entre le narrateur et le cadavre du soldat. Peut-être la boîte a-t-elle toujours été dans sa chambre, ainsi que la baïonnette qu’elle contient. Ainsi, le chemin tordu qu’il fait suivre à son récit est-il tout aussi mensonger que le labyrinthe lui-même. Toutefois, si le soldat perd la vie dans le sien, le narrateur en sort et se retrouve, par le fait même, libéré de son obligation de créer. C’est ainsi que le narrateur se lève et décrit « après la porte de la chambre, le vestibule obscur, […] puis, la porte d’entrée une fois franchie, […] l’escalier en spirale, la porte de l’immeuble avec sa marche de pierre, et toute la ville derrière moi. » (p. 221), ce qui constitue la dernière phrase du roman. Ce qui distingue le narrateur du soldat, c’est qu’il a trouvé un sens à son labyrinthe. Il a réussi à reconstruire l’histoire du soldat, de la boîte, de la ville, alors que l’infortuné messager est resté confus. Cette différence tient au fait que l’un parvient à contempler le labyrinthe de l’extérieur, tandis que l’autre n’y arrive pas. Cela lui aurait permis de déchiffrer la ville et ses personnages.

House of Leaves

Le grand hall où se trouve l'escalier
Du roman de Robbe-Grillet, on retiendra donc que pour trouver sa voie hors du labyrinthe de son époque, il faut lui trouver un sens en s’en dégageant. Vue de l’extérieur, elle est une composition compréhensible. Nous constatons, toutefois, que tel n’est pas le cas dans le roman de Danielewski. Son labyrinthe, un rhizome, une infinité d’hyperliens, une maison aux chambres innombrables et sans issue, rend la notion de bivia désuète : il n’y a ni sortie, ni centre, il n’y a donc pas de bonne voie à suivre. Chaque voie est véritablement l’égale de l’autre, ce qui pourrait faire de ce labyrinthe une vérité absolue, puisqu’il ne cache pas de sortie. La vérité n’a toutefois de valeur que lorsqu’elle est comprise par l’humain. Ainsi, la recherche d’une signification demeure le principal motif pour Navidson et les explorateurs, jusqu’à devenir une obsession. Il est important de comprendre ici que les protagonistes ne sont pas enfermés dans le labyrinthe. S’ils y pénètrent, c’est de leur plein gré. Subsiste donc encore le bivium, mais appliqué seulement à l’entrée : pénétrer ou laisser tomber. Pour Navidson, la compréhension de ce lieu impossible prime par-dessus tout, alors que Karen, épouvantée, préférerait déménager et vivre tranquillement en famille. La motivation du photographe demeure une tentative d’apaisement de la tension intellectuelle produite par ce rhizome. D’ailleurs, ce n’est pas la seule fois que la psychologie des explorateurs modifiera leur rapport au labyrinthe. En effet, celle-ci se retrouve directement reflétée par la configuration des pièces du rhizome. L’escalier en spirale est le meilleur exemple. Lorsque l’équipe d’explorateurs de Holloway l’a découvert pour la première fois, ils ont été impressionnés par son amplitude. En faisant tomber un feu de secours, il leur apparaît sans fond. Ainsi, lorsqu’ils le descendent, ils prennent plusieurs jours à atteindre le fond. Pourtant, quand Navidson le descend, il arrive à la dernière marche en moins d’une heure. Ce phénomène s’explique ainsi :
When Holloway’s team traveled down the stairway, they had no idea if they would find a bottom. Navidson, however, knows the stairs are finite and therefore has far less anxiety about the descent. (p. 167).
            L’angoisse ressentie par les aventuriers ne se contente pas de modifier leur perception de l’espace, mais l’espace lui-même. Ce labyrinthe est donc un lieu qui reflète librement la psychologie de l’individu. Malgré ce savoir, le lieu reste indéchiffrable, ainsi que l’est l’inconscient. À la fin du roman, Navidson est ramené blessé et sauvagement traumatisé du labyrinthe par Karen. Leur réunion fait dissoudre autour d’eux le lieu impossible. L’affrontement de cet abîme de possibles devient ainsi le moyen de rejoindre l’autre et de pallier, ainsi, à l’isolement que crée cette pléthore de canaux de communication.

Comparaison entre les deux œuvres

Le roman de Robbe-Grillet a été écrit après l’absurde en France, à une époque désillusionnée, dénuée de signification et individualiste. Le narrateur et le soldat reflètent cette quête de sens dans un monde qui n’en a plus. Le sens est ainsi élevé au rang de guide au même titre que la foi dans le bivium chrétien. Toutefois, à notre époque, le sens est inaccessible, tout comme le labyrinthe de Danielewski. Affronter seul cet absurde est dangereux.

CONCLUSION

Le labyrinthe est un lieu incompréhensible pour l’esprit humain. Borges en avait cerné deux types : ceux conçus par les dieux (ou pas conçus du tout, ce qui revient au même) et ceux bâtis par les hommes.[27] Les labyrinthes œuvres des dieux sont indéchiffrables pour l’homme à l’intérieur, mais le sont encore plus pour qui les observe d’un point de vue extérieur. Ceux qui sont le fruit des hommes sont destinés à perdre l’aventurier qui y pénètre, mais offre à l’esprit humain un plan compréhensible. Le labyrinthe de House of Leaves, selon cette dichotomie, serait l’œuvre d’un dieu, puisque sa structure fatalement chaotique offre plus de désarroi encore alors qu’on tente de l’examiner globalement. Les labyrinthes de Robbe-Grillet, la ville et le récit, sont inévitablement humains, par le simple fait qu’ils sont finis. Cette modification de la conception du labyrinthe tient en grande partie à l’arrivée d’Internet, qui produit ce qui convient d’appeler un modèle de connaissances ouvert, opposé à celui, ancien, qui procédait d’une hiérarchisation des connaissances finies. Celui-ci se divisait en essence, genre, espèce, etc., avec un tout défini et des parties immuables. Le réseau de concept d’une encyclopédie ouverte est interrelié et ne possède pas de hiérarchie. Ainsi passons-nous d’un modèle fini et compréhensible à un autre, chaotique et indéchiffrable, mais qui se révèle finalement plus adapté à notre réalité.
            Le roman de Danielewski ouvre la porte à une conception du roman proche de celle de l’hypertexte telle que définie par Roland Barthes qui, rappelons-le, serait une « galaxie de signifiants ». La littérature, contrairement à cette « encyclopédie ouverte », n’est pas infinie et ne le sera jamais, puisqu’elle est œuvre humaine. Pourtant, il existe aujourd’hui un si grand nombre de livres qu’il est impossible de tous les lire dans une vie. Ainsi, du point de vue de la durée d’une vie humaine, la littérature peut être considérée infinie. Les liens que ces différents livres ont entre eux sont en majorité implicites. L’œuvre romanesque du XXIe siècle s’avèrerait peut-être cette réalisation d’un hypertexte tissé de romans, une reconstitution de la littérature où tous les thèmes communs, les influences, les origines, etc., seraient directement reliées. Cette œuvre, comparable en ampleur à l’Encyclopédie du Siècle des Lumières, se ferait au moyen d’Internet et constituerait la somme de l’expérience romanesque humaine : un roman qui contient tous les autres.



[1] G. Poulet, Trois essais de mythologie romantique, p. 155.
[2] A. Shields, Le Devoir.
[3] L. Javier, Une parole exigeante : le Nouveau roman, p. 28.
[4] J. L. BORGES, Fictions, p. 91.
[5] U. ECO, De l’arbre au labyrinthe, p. 99.
[6] Ibid.
[7] S. SHASTRI, Return to the Beginning: House of Leaves by Mark Danielewski, p. 84.

[8] ILE RPG REFERENCE, Packed-Decimal Format.

[9] Les numéros de page des passages cités des deux œuvres étudiées seront indiqués ainsi.
[10] U. ECO, op. cit., p. 99-100.
[11] Ibid., p. 100-101.
[12] P. R. DOOB, The Idea of Labyrinth: From Classical Antiquity Through the Middle Ages, p. 39-91.
[13] Ibid.
[14] M. RAIMOND, L’expression de l’espace dans le nouveau roman, p. 187.
[15] B. Morrissette, Les romans de Robbe-Grillet, p. 162
[16] B. MORRISSETTE, Les romans de Robbe-Grillet, p. 175.
[17] Ibid., p. 163.
[18] Ibid., p. 165.
[19] Ibid., p. 169.
[20] Ibid.
[21] R. LOUIT, « Un roman-maison », Le Magazine Littéraire, p. 78.
[22] G. GENETTE, Seuils.
[23] R LOUIT, op. cit.
[24] S. SHASTRI, op. cit., p. 84.
[25] Mathieu, chapitre 7, versets 13-14.
[26] B. MORRISSETTE, op. cit., p. 162.
[27] C. LAFONTAINE, The Image of Labyrinth in Representative Works of Joyce, Kafka, Borges and Robbe-Grillet, p. 84.


MÉDIAGRAPHIE

Livres

Borges, Jorge Luis, « La bibliothèque de Babel », Fictions, Gallimard, Paris, 1974, 192 p.

Doob, Penelope Reed, « The Labyrinth as Significant Form: Two Paradigms » et « A Taxonomy of Metaphorical Labyrinth » dans The Idea of the Labyrinth: from Classical Antiquity through the Middle Ages, Ithaca et Londres, Cornell University Press, 1990, p. 39-91.

Eco, Umberto, « Le dictionnaire », « Labyrinthes » et « Le vertige du labyrinthe et l’ars oblivionalis » dans De l’arbre au labyrinthe, Paris, Éditions Grasset & Fasquelle, 2010, p. 18-38, 70-77 et 99-103.

Genette, Gérard, Seuils, coll. « Points Essais », Paris, Éditions du Seuil, 2002, 426 p.

Javier, Ludovic, Une parole exigeante : le Nouveau roman, Paris, Éditions de Minuit, 1964, 184 p.

Lafontaine, Cécile, « Introduction », « Kafka » and « Borges » dans The Image of Labyrinth in Representative Works of Joyce, Kafka, Borges and Robbe-Grillet, Université d’Alberta, 1974, p. 1-89.

Poulet, Georges, Trois essais de mythologie romantique, Paris, Librairie José Corti, 1971, 190 p.

Chapitres de livres

Mathieu, chapitre 7, versets 13-14.

Morrissette, Bruce, « Les dédales de la création romanesque » dans Les romans de Robbe-Grillet, Paris, Éditions de Minuit, 1963, 149-80 p.

Raimond, Michel, « L’expression de l’espace dans le nouveau roman », Positions et oppositions sur le roman contemporain, Paris, Klincksieck, 1971, p. 181-91.

Shastri, Sudha, « Return to the Beginning: House of Leaves by Mark Danielewski », Atenea, Vol. 26, no 2, Université de Porto Rico, 2002, p. 81-94.

Articles périodiques

Kelly, Robert, « Home Sweet Hole », The New York Times, 26 mars 2000, (consulté sur Érudit le 2 février 2012).

Louit, Robert, « Un roman-maison », Le Magazine Littéraire, no 414, novembre 2007, p. 78, (consulté sur Érudit le 2 février 2012).

Romaric, Gergorin, « L’épreuve du carnage », Le Monde, Le Monde des Livres, 30 août 2002, p. 3, (consulté sur Érudit le 2 février 2012).

Site Internet

Ile Rpg Reference, Packed-Decimal Format, [en ligne], [http://publib.boulder.ibm.com/iseries/v5r2/ic2924/books/c0925083170.htm], (site consulté le 1er juin 2012)

Article en ligne

Shield, Alexandre, « Internet, un véritable Far West », 27 août 2009 dans Le Devoir, [article en ligne], [http://www.ledevoir.com/economie/actualites-economiques/264281/internet-un-veritable-far-west], (site consulté le 5 mai 2012).